ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 16.08.2024 | JOURNAL III, 1968 - 1981 | 2016
17/08/2024
[...]
-Vous savez, je ne peux donner cette voiture qu’à un Français.
-Ça tombe bien. Mon père était français, et il a même
fait la dernière guerre de bout en bout. Et moi aussi, je n’ai
jamais eu d’autre nationalité que la nationalité française.
Sans perdre de temps, on lui a fait comprendre qu’il est noir, et qu’on ne veut pas de lui.
Il a ainsi tenté sa chance auprès d’autres compagnies, mais à chaque fois, ce fut le même scénario. La seule différence réside en la manière. La personne responsable de l’embauche est soi un raciste ayant mauvaise conscience, et le refus s’enrobe de détours et de précautions, soit un raciste résolu, et d’emblée on le tutoie, on cherche à l’humilier.
Ces temps, il a trouvé à se faire embaucher au marché-gare, pour décharger la nuit des camions de fruits et de légumes. Chaque fois qu’il arrive au travail, il est accueilli par les mêmes minables plaisanteries et remarques d’un goût douteux qu’il a déjà essuyées des milliers de fois. Il vérifie là ce qu’il sait depuis longtemps : plus les gens occupent le bas de l’échelle sociale et plus ils ont chance d’être aigris, donc de se montrer racistes.
Pas une seule heure ne passe sans qu’on lui rappelle la couleur de sa peau, lui adresse une remarque désobligeante.
C’est un garçon d’une grande richesse intérieure, bon, doux, sensible, intelligent, qui vit une aventure d’artiste avec un sérieux et une probité exemplaires, ne lit que des œuvres de premier plan, travaille intensément sur lui-même en vue de réaliser de grandes choses, mais comment pourrait-il surmonter ce problème ?
Soit il choisit de ne pas réagir, mais alors à quel prix lui coûtera l’effort qu’il aura à faire pour endurer blessures et humiliations sans broncher ?
Soit il donne libre cours à son exaspération, réplique par la violence, et en ce cas, ils lui briseront les os.
Toi qui n’as ni formes ni visage
mais qui es cette femme avec laquelle
je suis en incessant dialogue
cette nuit
tu étais là
violent était mon besoin
de te porter en moi
de me glisser en toi
me mêler à ton secret
m’enrichir de ta substance
et des mots gonflés de notre fusion
se sont mis à bruire
ont fini par enfanter ce chant
où j’avais désir de te garder
accepte que ma voix sourde
le dépose en ta mémoire
et qu’il te donne à ressentir
la vénération que je te voue
accueille-moi
en ta terre
la plus secrète
enfouis-toi
dans mon silence
fixe-toi
entre les lèvres
de la blessure
là où tu es
toujours en attente
où te consume
cent fois lejour
l’inévitable déception
murmure les mots
qui me feront trouver
ceux dont tu as soif
balbutier ces paroles errantes
qui sinueront en toi
parmi les pierres de la nuit
tes paupières se ferment
déjà tu épouses l’instant
et te perds en ces lointains
où cette part de toi
que tu ne peux nommer
est toujours
à implorer et à se morfondre
à peine si tu entends
les mots qui t’apaisent
et te meurtrissent
quand vivrons-nous
quand trouverons-nous
à nous assouvir
quand cesserons-nous
d’arpenter ces routes
qui ne mènent jamais là
où nous brûlons d’aller
si souvent
à imaginer la seconde
où nous lèvres s’offriraient
à la source
ce qui maugréait
dans tes limbes
monte à la lumière
et à des mots hasardés
ta plainte s’épanche
par ma voix
Les marronniers et les platanes de la place Bellecour, ils sont, avec le ciel et les deux fleuves, les seuls contacts que j’aie ici avec la nature.
Ces marronniers, ils scandent pour moi les quatre saisons.
L’hiver, j’aime voir leurs branches hautes s’inscrire en noirs traits rigides sur le gris ou le bleu affadi du ciel.
En février, parfois même en janvier, leurs extrémités entrent en turgescence et se mettent à luire. Mais un coup de froid survient qui contient ce premier éveil.
Mars. Chaque matin et chaque soir en passant ; je jette un coup d’œil vers ces bourgeons qui s’apprêtent à s’ouvrir, grossissent encore, puis se déchirent. Et dans cette coque noire gluante qui se fend, ce sont alors ces embryons jaune pâle, duveteux, en lesquels se laisse percevoir toute la précarité de ces commencements où subsiste une lutte, un affrontement, l’ombre de la difficulté vaincue – premières embardées de l’enfant, efforts émouvants du veau ou du poulain à peine né et qui d »jà se déplie, risque ses premiers mouvements, se démène pour se dresser sur ses pattes, s’effondre, se redresse et demeure vacillant.
Encore jaunes, ces embryons gagnent en vigueur, grandissent, s’étendent et s’affirment bientôt dans un vert qui ira s’intensifiant.
Étrange joie, profonde, bouleversante, chaque année nouvelle, de voir ces bourgeons éclater par centaines, de surveiller leur croissance, ou en un lieu écarté de la place, de découvrir un soir, tandis que la nuit gagne et que le ciel garde encore la lumière des derniers rayons, cette étendue sombre enveloppée de leurs pâles lueurs jaunes.
Travail intensif à l’intime du tronc et des branches. Progressivement, le vert s’impose, s’installe se substitue au noir.
Lourdes pluies du début mai. Et un jour de grand soleil, on s’étonne de voir si abondante cette masse verte où joue maintenant le blanc d’une profusion de fleurs en grappe.
Luxuriance. Vie en excès. Sensation d’un appel, invitation à s’éveiller, à rejoindre cette croissance, se greffer sur cet essor.
Lentes journées d’été. Le soleil frappe, mais la chaleur monte aussi du bitume. Mes haltes en fin de journée près du bassin où se baigne un pigeon. Bienfaisante fraîcheur sous l’épais couvert, alors qu’au sortir de la lumière, si dense est l’ombre que l’œil semble ne rien pouvoir discerner.
Fin septembre. Joie de retrouver la ville. Des feuilles qui ont perdu leur éclat et cet ardent vouloir-vivre qui les déployait, les dressait sur le ciel. Poussiéreuses. Renonçantes. S’infléchissant vers la terre.
Brume de mélancolie. Déclin. Lente approche de la mort…
La feuille s’entoure d’un mince liseré jaune qui va s’élargissant, puis la gagne dans son entier. Et deux ou trois semaines plus tard, c’est toute une mêlée de couleurs allant du vert sombre au rouille et à l’or et dont je ne puis me rassasier.
Plaisir de marcher dans les feuilles qui jonchent le sol, et d’où monte une légère odeur de décomposition.
Splendeur qui s’éteint en brûlant, automne, automne, saison mienne… Saison pour moi faite femme, regorgeant de fruits, d’offrandes, de cette riche et maternelle et déclinante lumière qui m’émeut, m’exalte et me déchire, me parle de ma mort, avive ma passion de la vie…Lumière où je déchiffre un drame. Lumière dont je me saoule. Que j’amasse en moi abondamment avant qu’elle ne me livre au froid et à l’énigme de la nuit.
CHARLES JULIET, Journal 3,
Réédition en format # poche chez P.O.L. Lueur après labour, 2016, p.456- 460
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